In Memoriam - Claude Riveline
Claude Riveline, penseur incisif
Michel Berry, décembre 2024
Claude Riveline, professeur à l’École Mines Paris, fondateur du Centre de gestion scientifique de l’École des mines et source d’inspiration pour l’École de Paris du management est décédé le 9 décembre 2024 à l’âge de 88 ans. Professeur charismatique et chercheur inspiré, il avait le génie des formules incisives, et je vais parcourir son œuvre à la lumière des idées saillantes qu’il a énoncées.
Le coût d’un bien n’existe pas
Il a créé un cours original de l’École des mines de Paris, l’évaluation des coûts, qui attaque les fondements de la comptabilité et du calcul économique avec une formule radicale : le coût d’un bien n’existe pas. Voici l’idée. Supposons que vous proposiez à un ami de l’emmener en voiture aux sports d’hiver. Si, à la fin du périple, vous lui dites : « Je te facture la moitié de l’essence, de l’huile, de l’usure des pneus, une part de l’entretien, de l’assurance, de l’amortissement et des frais de parking », il vous répondra sans doute : « Je croyais que tu étais mon ami ! ». Supposons maintenant que vous alliez ensemble de nombreux week-ends aux sports d’hiver, s’il ne vous verse que la moitié du prix de l’essence, vous vous sentirez exploité. Le coût d’un bien n’existe pas, seul existe le coût d’une décision. Il dépend de la nature de celle-ci : est-ce une décision unique ou qui se répète par exemple ? La juste évaluation, au sens de la justice, du coût d’une décision est aussi une question de points de vue, ce qui explique par exemple les batailles auxquelles donnent lieu les prix de cession des produits ou des services entre entités d’une grande entreprise.
Le cours d’évaluation des coûts est une déconstruction et une reconstruction rigoureuse d’une notion faussement simple. L’examen final proposé aux élèves posait des problèmes compliqués et leur copie était notée sur 100 au point près. C’est le cours le plus réédité et le plus téléchargé de l’École des mines. D’ailleurs, si vous demandez à un ancien élève de l’École comment on calcule le coût d’un bien, il vous dira : « Le coût d’un bien n’existe pas, voyons ! »
Les mauvaises tonnes avant les bonnes
Ayant débuté comme professeur d’exploitation des mines, il était intrigué par un paradoxe : la production des puits était constante, alors que les veines exploitées avaient des qualités très variables. L'explication de ce mystère tenait dans le jugement auquel étaient soumis les mineurs. Les mines étaient dans une situation financière difficile et la direction générale suivait chaque jour la production de chaque puits. Quand celle-ci était inférieure à la veille, la direction demandait des explications. Si elle était supérieure, elle risquait de devenir la référence à suivre… Tout allait bien quand rien ne changeait, et les mineurs faisaient en sorte que rien ne change. Pour cela, ils commençaient chaque jour par exploiter les mauvais filons puis, en fonction de l'avancement de l’extraction, ils exploitaient les bons filons pour arriver à l'objectif. Ce que Claude Riveline a résumé en une célèbre formule : les agents optimisent les critères selon lesquels ils se sentent jugés.
Elle est éclairante bien au-delà de l’entreprise. Les hôpitaux sont torturés par les critères de gestion que l'on y utilise, la recherche est menacée de sclérose par le décompte des publications, l'enseignement est tourneboulé par le classement de Shanghai. Un célèbre article, “Les lunettes du Prince”, montre que les gouvernements sont eux-mêmes victimes de ce phénomène quand le peuple se saisit de critères simples pour les évaluer, comme on l’a vu récemment avec l’inflation.
Les quatre dimensions
Très bien, dira-t-on, mais il suffit de changer les critères d’évaluation. Or, ce qui peut paraître simple soulève souvent de fortes résistances. Claude Riveline les a résumées selon quatre dimensions : la matière, les personnes, les institutions et le sacré. Pour les mines, si on avait mesuré la production tous les mois, les exploitants auraient pu mieux exploiter les bonnes ressources. Mais la mesure de la production journalière était simple et automatique, et il était difficile d’y renoncer ; la matière résistait. La production de la veille était un sujet de discussion de tous les jours entre les mineurs, c’était une habitude ancrée dans leur pratique ; les personnes résistaient. C’était un chiffre réclamé par les nombreuses tutelles des mines ; les institutions résistaient. Chaque chef d’exploitation y attachait depuis ses débuts dans le métier une importance privilégiée ; c’était une norme culturelle qui résistait.
Il appelait ces quatre dimensions son couteau suisse, car elles lui permettaient d’analyser de nombreuses situations, par exemple pour étudier la naissance des crises : les quatre dimensions évoluent à leur vitesse propre, la technique évolue souvent plus vite que la culture et les institutions, de sorte qu’à partir d’un état de relative harmonie peuvent survenir des crises.
Rites-mythes-tribus
Une entreprise, ou une organisation, sont ainsi des juxtapositions de logiques locales, dans lesquelles des agents jugés selon des critères différents cohabitent plus ou moins commodément. Qu’est-ce qui fait que cela marche malgré tout ? Pour Claude Riveline, ce qui marche correspond à des comportements ritualisés, un rite ne marche que s’il est observé par une tribu qui se reconnaît dans la répétition du rite et cette répétition se produit grâce à la force d’un mythe partagé. Ce triptyque était son deuxième couteau suisse, mais il s’est heurté à de fortes résistances : le terme de tribu évoque celui de mafia, ou de guerres tribales, celui de mythe évoque le « baratin », et les rites évoquent le rituel, l'inertie, l'enfermement.
Il peut pourtant être éclairant, et voici un exemple. Dans village du sud-ouest où on ne trouvait plus de ramasseurs de fraises, une idée faisait consensus : avec toutes ces aides pour le chômage, la flemme se répand partout. La flemme ? Pourquoi alors des milliers de personnes en France s’inscrivent-elles pour la course Paris-Brest-Paris à vélo ? Le triptyque mythe-rite-tribu l’explique très bien.
Mythe : si vous faites Paris-Brest-Paris à vélo, vous serez regardé comme une personne considérable, mais si vous dites que vous avez trouvé un emploi pour ramasser des fraises, on vous dira : « tu n'as rien trouvé d'autre ? » Rite : pour réussir une épreuve aussi exigeante, il faut s'entraîner régulièrement et pour cela s’inscrire dans un club qui propose des sorties régulières, ritualisées. Tribu : on sort en peloton, en tribu. Chacun s’y sent quelqu'un : untel est un blagueur invétéré, un autre a toujours le matériel dernier cri, tel autre est le roi des descentes, etc.
On fait ainsi partie de la glorieuse famille des héros de la petite reine, mythe magnifié chaque année par un rite au retentissement mondial, le Tour de France. Les ramasseurs de fraises n'ont rien pour eux. Pas de belle histoire à raconter. Pas de tribu : le ramassage des fraises est loin du modèle familial d'antan. Il existe bien d'autres manières de vivoter que de ramasser les fraises, métier par ailleurs fort mal payé. Si vous dites à des DRH de se demander si leur personnel se sent plutôt proche de la masse informe des ramasseurs de fraises ou de la glorieuse famille des héros de la petite reine, cela peut les faire réfléchir utilement.
Nomades et sédentaires
L’entreprise est alors un monde tribal divisé en sous-tribus qui ont chacune leurs rites et leurs mythes : les commerçants, les fabricants, les financiers, les chercheurs, etc. Claude Riveline s’est beaucoup intéressé à l’opposition traditionnelle entre les commerçants et les fabricants. Les premiers cherchent à séduire les clients en leur offrant des produits sur mesure dans des délais courts, pendant que les seconds cherchent la stabilité qui leur permet de minimiser les coûts sur lesquels ils sont jugés. On retrouve entre eux l’opposition entre les nomades et les sédentaires, qui remonte aux origines de l’humanité, opposition qu’il reprend dans son ouvrage Petit traité pour expliquer le judaïsme aux non juifs, dans lequel on aperçoit les liens qu’il fait entre sa pratique professionnelle et sa pratique confessionnelle.
La bonne urgence expliquée
L’urgence marque la vie des organisations. Est-elle néfaste ? Oui quand on doit résoudre des problèmes relevant d’une complexité d’abondance, c’est-à-dire dans les cas où il y a de nombreuses solutions possibles et qu’il faut prendre le temps de trouver la meilleure. Elle ne l’est pas forcément quand on doit résoudre des problèmes relevant d’une complexité de sens, dans lesquels il n’y a pas forcément beaucoup de solutions (nomination d’un dirigeant par exemple), mais où les points de vue sont divers, antagonistes et puissants. Dans ce cas, le processus de discussion peut être interminable et l’urgence aide à prendre des décisions, et même à limiter les blessures engendrées par ces choix (« j’aurais voulu vous en parler, mais je n’ai malheureusement pas réussi à vous joindre »). Dans certains cas, l’urgence peut être considérée comme bonne en précipitant des choix. On observe d’ailleurs une union sacrée face aux catastrophes.
Pour les dirigeants n’aimant pas débattre de leurs choix, l’urgence devient même une drogue. On peut s’installer ainsi dans des situations dans lesquelles tout le monde vivant dans l’urgence, on n’a plus de temps de discuter. Un dirigeant nous disait ainsi un jour : « Au point où nous en sommes, les choses urgentes passent avant les choses importantes ». Les choses importantes se rappellent toutefois aux dirigeants quand le délaissement dont elles ont été l’objet crée des crises. Finalement pour traiter les questions importantes, il peut être bon de créer des urgences forçant à les prendre en compte. Cela peut consister par exemple à créer une échéance solennelle (rite) face à laquelle on ne peut pas se défiler pour préparer un plan à cinq ans et en débattre.
L’art du ticket de métro
Claude Riveline n’a jamais dirigé ni soutenu de thèse, car il trouvait l’exercice trop convenu. Il a en revanche dirigé d’innombrables mémoires, pour lesquels il était un maître redouté et recherché. Redouté car ses élèves devaient organiser leur mémoire autour d’une thèse forte qu’il fallait pouvoir « résumer sur un ticket de métro ». La bataille était parfois rude et certains se cabraient. Mais il était recherché, car les mémoires qu’il dirigeait étaient souvent remarqués. Les élèves apprenaient de lui dans ce dialogue exigeant, car il s’efforçait de les pousser vers leur meilleur. C’est pourquoi, beaucoup gardent toute leur vie le souvenir de cette expérience.
Le goût de la maïeutique
Claude Riveline adorait dialoguer et pratiquer la maïeutique, art consistant par l’interpellation et par l’humour à accoucher les esprits. Interlocuteur infatigable et plein d’écoute, il a aidé de nombreux élèves, et bien d’autres personnes, à trouver leur voie. Participant assidu aux séances de l’École de Paris du management pendant près de trente ans, ses interventions étaient très attendues, car les habitués savaient qu’elles allaient donner un tour nouveau aux échanges et souvent pousser les intervenants invités à livrer des clés cachées de leur action.
Le Journal de l’École de Paris du management lui a confié la rédaction d’une page Idées. Les 150 réflexions qu’il a ainsi proposées, telle « L’Éloge de la main gauche au piano » ont fait de lui le l’auteur le plus lu de ce journal.
Il va nous manquer.